• Il y a le langage de la sculpture et celui de la littérature. Il m’est toujours difficile de parler de la sculpture, ma relation avec l’œuvre n’est pas du domaine du verbe. Pour moi la création s’inscrit directement dans le trait du dessin, dans la cire, la pierre, la terre. Les mots du sculpteur, ce sont le vide et le plein, ses phrases s’écrivent dans l’espace. On pense généralement que la création, c’est la mise en forme de l’idée. Je me demande si, pour le sculpteur, et peut-être aussi pour d’autres auteurs, la forme ne précède pas l’idée. Certaines de mes sculptures sont
  • nées d’un objet, d’un outil, d’une pierre ramassée sur le sol. Est-ce que l’idée n’est pas révélée par la forme ? Comme beaucoup d’autres sculpteurs l’on dit avant moi, la création est faite de doutes, d’hésitations. On ne sait pas au départ où elle nous conduira. La sculpture a sa propre existence, par sa matière, son volume, ses exigences, elle prend possession de son espace et finalement me révèle ma propre vision du monde. Est-ce que Giacometti n’exprimait pas le même sentiment lorsqu’il disait : « Une sculpture ne m’intéresse vraiment que dans la mesure
  • où elle est, pour moi, le moyen de rendre la vision que j’ai du monde extérieur. Ou plus encore, elle n’est aujourd’hui pour moi que le moyen de connaître cette vision. Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant ». Pour le sculpteur l’instrument de la connaissance ce n’est pas le verbe, c’est la forme. En faisant ce qui peut paraître l’apologie de la forme, je ne prends pas le contre-pied de l’art conceptuel, je m’intéresse à toutes les formes de création, mais bien avant d’entrer à l’Ecole des Beaux-Arts, à Paris, j’ai reçu mon premier salaire d’un tailleur de
  • pierres. Si l’acte de création est un acte de liberté, ce qui m’a donné la lib- erté de créer c’est la connaissance du métier. Le processus de création par le travail sur la forme n’est d’ailleurs pas le propre des plasticiens, Paul Valéry décrit la même ex- périence. Il parle de « la résonance de l’exécution ». J’ai noté cette phrase que j’ai trouvée saisissante de vérité. Dire que l’on ne sait pas où nous conduit la création peut paraître paradoxal pour un sculpteur qui a beaucoup travaillé sur commande. On pourrait croire que dans la commande tout est dit, ou presque,
  • mais l’œuvre ne perd son statut d’ob- jet que lorsqu’elle est habitée. Les contraintes de la commande nous font peut-être, plus encore, ressentir la nécessité de l’apport créatif du travail. Depuis Michel Ange, rien n’a beaucoup changé, il y faut de la sueur et de la peine. Contrairement à ce que l’on pense, il ne suffit pas d’agrandir une maquette pour en faire un monument. C’est une re-création, mais cette fois se met en place tout un travail d’équipe passionnant, avec les assistants et le fondeur. A ce moment c’est toute une équipe, avec ses différents corps de
  • métiers, qui entre en résonance dans cette convivialité tellement féconde, du métier de sculpteur. J’aime le métier de sculpteur. Après les longs mois de recherche solitaire, de dialogue avec le modèle, après beaucoup de doutes et de tâtonnements, surviennent des moments d’intense activité, de plaisir presque sensuel, si intense que l’on en perd la notion du temps. Alors la main anticipe l’idée et l’œuvre apparaît dans sa forme définitive, parfois en quelques heures. Et l’alchimie de la fonte y ajoute un mystère.
    Jean Cardot